Le camion avance (IV)
Il y a une légère élévation derrière l'endroit de la barrière finale. C'est pourquoi la plupart des candidats à l'évasion vont dans cette direction. La mer est entrée un peu dans les terres. Là ou est ma barrière c'est un promontoire. L'espoir des fugitifs est de se réfugier dans les grottes ou de s'enfuir à la nage. Cette dernière option est suicidaire dans la mesure où les requins rodent. Par ailleurs, ils sont tellement repus que l'on peut imaginer qu'ils ne s'occupent pas d'une proie qui se déplace. Dans l'autre sens c'est une plaine balayée par les vents. Les quelques bosquets d'arbres rabougris ne sont pas une bonne cachette. En revanche l'élévation nous empêche de voir ce qu'il se passe.
Encore des détonations. Là ce n'est vraiment pas normal. Même en imaginant l'effet de surprise des premiers coups de feu, la supériorité de l'armement de la patrouille aurait dû déjà permettre de réduire au silence l'évadé. Habituellement, le corps est ramené à la barrière, réinstallé ensanglanté dans l'habitacle du véhicule et le processus continu: véhicule démarre, roule, bascule, bruits et puis au suivant.
La nervosité des gardiens augmente et tous les regards se tournent vers la direction du bruit. Dans mon champ de vision il y a ma cahute. C'est un ancien Algeco de dix mètres carré dans lequel on a découpé un guichet. Il n'a pas d'âge et est recouvert de guano. Les jointures sont rouillées et rongées par le sel. A l'intérieur il y a mon bureau avec l'ordinateur intégré. Il est composé d'un simple écran tactile encastré dans le plan incliné à 45° du bureau. Une table et une chaise supplémentaire pour accueillir une éventuelle relève. Un lit pour se reposer mais je ne l'ai jamais utilisé car le rythme des passages est trop important. Le soir je fais à pied les 1,5km jusqu'à la barrière principale où se trouve les quartiers des employés. Je suis dans le bâtiment réservé aux administratifs. Un autre est là pour le service de sécurité. Pour compléter le mobilier, il y a un frigo et un micro onde pour réchauffer le plat unique fourni chaque matin par le service de restauration. C'est insipide mais calculé pour fournir la ration énergétique nécessaire pour tenir l'après midi. Des toilettes chimiques et une douche forment une réserve au fond de l'habitacle. Il n'y a rien d'autre car il est interdit d'amener quoi que ce soit dans ce qu'on pourrait appeler une cellule de monastère. La radio est diffusée par le haut-parler dans le coin gauche; il n'y a plus que la chaine gouvernementale qui diffuse quasi exclusivement des musiques qu'en une autre époque on aurait qualifiées "d'ascenseur". Les livres, la presse et les magazines n'existent plus ou sont interdits. Un cadre avec la photo de sa famille est aussi interdit. Je me suis toujours demandé ce qu'il y avait de subversif d'avoir la photo de sa femme et de ses enfants au travail.
J'en était là de mes réflexions quand une détonation énorme retentit. Cette fois, elle est juste derrière moi. J'ai juste le temps de me retourner pour voir s'effondrer les deux gardes qui tenaient en joue les prisonniers. J'ai cru qu'il n'y avait qu'une détonation mais en fait il y en avait eu deux en synchronisme parfait. Les prisonniers étaient sortis de la voiture et pointaient leur armes vers le chef de patrouille qui avait levé bien haut les bras. Le troisième prisonnier avait récupéré les armes des gardiens. Sans un mot il me tient en joue et me fait signe de lever les mains.
Je lève les mains aussitôt. Au loin retentit encore une détonation preuve que le quatrième est lui aussi toujours vivant. Pour moi se pose la question de savoir si je vais le rester encore longtemps.